Quelques extraits d’une interview décoiffante d’Arundhati Roy écrivaine et militante indienne publiée dans le numéro d’automne 2018 du Boston Review :
Avni Sejpal (Boston Review) : La dissidence et la justice sociale sont devenues des sujets couramment abordés dans les médias de masse à l’ère de Trump — mais les hashtags sur les réseaux sociaux supplantent souvent l’action directe, et les entreprises recourent souvent au langage du soulèvement et de la responsabilité sociale tout en intensifiant leurs pratiques commerciales immorales. La contestation a-t-elle été vidée de toute substance aujourd’hui ? Et dans un tel contexte, quel genre de dissidence pourrait fissurer l’édifice de l’empire ?
Arundhati Roy : Vous avez raison. Les entreprises parrainent des salons du bien-être, des séminaires sur la dissidence et des festivals de littérature lors desquels la liberté d’expression est ardemment défendue par de grands écrivains. La Dissidence est le Nouveau Cool™. Qu’y pouvons-nous ? Quand on repense à la dimension du mouvement pour les droits civiques aux États-Unis, aux manifestations contre la guerre du Vietnam, on pourrait se demander si une véritable contestation est encore possible. Mais elle l’est. Elle l’est sûrement. J’étais à Göteborg, en Suède, récemment, au moment de la plus importante marche nazie depuis la Seconde Guerre mondiale. Les nazis furent largement dépassés, en nombre, par les manifestants anti-nazis, y compris par les féroces antifas, par plus de dix contre un. Au Cachemire, des villageois non armés tiennent tête aux balles de l’armée. À Bastar, en Inde centrale, la lutte armée des gens les plus pauvres du monde a entravé l’expansion d’entreprises parmi les plus riches du monde. Il est important de rendre hommage aux victoires populaires.
Malheureusement, elles ne sont pas toujours télévisées. Faire en sorte que les gens se sentent impuissants, démunis et désespérés est un des objectifs de leur propagande.
Mais ce qui se passe en ce moment dans le monde entier et tous azimuts est déjà allé trop loin. Il faut que cela cesse. Mais comment ? Je n’ai pas de remède magique à proposer. Je pense que nous devrions tous sérieusement nous mutiner et qu’à un moment la situation deviendra insoutenable pour les pouvoirs en place. Le point de basculement arrive. Une attaque contre l’Iran, par exemple, pourrait le précipiter. Cela génèrerait un chaos inimaginable dont l’imprévisible pourrait jaillir. Le principal danger serait que la tempête de rage qui s’accumule se voit une nouvelle fois désamorcée et cooptée par une nouvelle campagne électorale, et que nous nous faisions une nouvelle fois duper par la croyance selon laquelle le changement que nous désirons pourrait venir avec de nouvelles élections et un nouveau président ou premier ministre à la tête du vieux système. […] Soyons honnêtes : le libre marché n’est pas libre, et il se contrefout de la justice ou de l’égalité.
Avni Sejpal (Boston Review) : La question controversée de la lutte violente contre la domination s’est posée à différents moments de l’histoire. Elle a été débattue dans le contexte des écrits de Frantz Fanon, de Gandhi, du mouvement Black Lives Matter, de la Palestine et du mouvement Naxalite, pour n’en citer que quelques-uns. […] Que pensez-vous de cette injonction contre l’utilisation de la violence dans la résistance de ceux d’en bas ?
Arundhati Roy : Je suis contre les injonctions et prescriptions sournoises issues d’en haut à l’attention de ceux d’en bas. Les oppresseurs dictant à ceux qu’ils oppressent la manière dont ils souhaiteraient être confrontés. N’est-ce pas grotesque ? Ceux qui luttent choisissent leurs propres armes. Pour moi, la question de la lutte armée ou de la résistance pacifique est une question tactique, pas idéologique. Comment des indigènes vivant au cœur des forêts, par exemple, pourraient-ils résister pacifiquement contre des milliers de mercenaires et de paramilitaires armés qui encerclent leurs villages la nuit, les incendient et les réduisent en cendres ? La résistance pacifique est un théâtre politique. Elle requiert une audience compatissante. Il n’y en a pas au cœur de la forêt. Et comment les affamés pourraient-ils entamer des grèves de la faim ? Dans certaines situations, la prédication de la non-violence peut-être une forme de violence.
Merci à Nicolas Casaux pour la traduction.
Si vous êtes à l’aise avec l’anglais je vous conseille de lire l’intégralité de l’interview qui soulève bien d’autres questions : https://bostonreview.net/…/arundhati-roy-avni-sejpal-challe…
How long will it be before the world’s elite feel that almost all the world’s problems could be solved by getting rid of that surplus population?
Son dernier roman vient de sortir : “Le ministère du bonheur suprême”